
Un article de Jean-Noël Jeanneney, conservateur de la BnF
HORIZONS DÉBATS
Quand Google défie l'Europe
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.01.05
POUR l'instant, la nouvelle n'a guère attiré l'attention que des bibliothécaires et des informaticiens. Et, pourtant, je gage qu'on ne va pas tarder à en mesurer la portée culturelle, donc politique : vaste.
Google est, comme on sait, le premier moteur de recherche propre à guider les internautes dans l'immensité de la Toile. L'un des premiers chronologiquement, puisqu'il remonte à 1998 (sept ans, longue durée dans ce champ). Le premier par son succès : 75 % de la recherche d'information passent aujourd'hui par son truchement. Le premier enfin par son poids capitalistique : entré à la Bourse de New York en juin 2004, il y trouve et y trouvera en abondance des ressources nouvelles.
Or voici que, le 14 décembre, cette société a annoncé à grand bruit qu'elle venait de passer accord avec cinq des bibliothèques les plus célèbres et les plus riches du monde anglo-saxon : la New York Public Library et quatre bibliothèques d'universités, Stanford, l'université du Michigan, Harvard (Etats-Unis) et Oxford (Grande-Bretagne).
Accord pour quoi faire ? Rien de moins que numériser en quelques années 15 millions d'ouvrages afin de les rendre accessibles en ligne. Librement pour tous ceux qui sont tombés dans le domaine public, en extraits alléchants pour les autres qui sont encore sous droits, en attendant que le temps passe. Stanford et l'université du Michigan mettront à disposition de Google l'intégralité de leurs collections (8 millions pour la première, 7 pour la seconde) ; New York donnera accès à des documents fragiles qui ne sont pas sous copyright ; Oxford à une sélection du XIXe siècle ; Harvard se bornant à un test de 40 000 documents choisis parmi ses 15 millions de livres.
Il s'agira au total, chiffre vertigineux, de 4,5 milliards de pages. La première réaction, devant cette perspective gigantesque, pourrait être de pure et simple jubilation. Voici que prendrait forme, à court terme, le rêve messianique qui a été défini à la fin du siècle dernier : tous les savoirs du monde accessibles gratuitement sur la planète entière. Donc une égalité des chances enfin rétablie, grâce à la science, au profit des pays pauvres et des populations défavorisées.
Il faut pourtant y regarder de plus près. Et naissent aussitôt de lourdes préoccupations. Laissons de côté la sourde inquiétude de certains ibliothécaires préoccupés, sans trop oser le dire, à l'idée de voir se vider leurs salles de lecture ; certes, leur métier évoluera peu à peu pour servir la documentation des citoyens et pour éclairer leurs choix de multiples manières, mais l'objet-livre a trop d'avantages pratiques par rapport à l'écran pour ne pas subsister très longtemps. Toute l'expérience de l'Histoire montre que dans le passé aucun des nouveaux modes de communication ne s'est substitué aux précédents - les complétant eulement et souvent les valorisant.
Le vrai défi est ailleurs, et il est immense. Voici que s'affirme le risque d'une domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde. Quelle que soit en effet la largeur du spectre annoncé par Google, l'exhaustivité est hors d'atteinte, à vue humaine. Toute entreprise de ce genre implique donc des choix drastiques, parmi l'immensité du possible. Les bibliothèques qui vont se lancer dans cette entreprise sont certes généreusement ouvertes à la civilisation et aux oeuvres des autres pays. Il n'empêche : les critères du choix seront puissamment marqués (même si nous contribuons nous-mêmes, naturellement sans bouder, à ces richesses) par le regard qui est celui des Anglo-Saxons, avec ses couleurs spécifiques par rapport à la diversité des civilisations.
Je garde en mémoire l'expérience du Bicentenaire de la Révolution, en 1989, quand j'en dirigeais les manifestations. Il eût été délétère et détestable pour l'équilibre de la nation, pour l'image et la connaissance qu'elle avait d'elle-même, de son passé, des événements, lumineux ou sombres, qu'il nous revenait de commémorer, d'aller chercher dans les seules bases de données anglaises ou américaines un récit et une interprétation qui y étaient biaisés de multiples façons : Le Mouron rouge écrasant Quatre-vingt-treize, les vaillants aristocrates britanniques triomphant des jacobins sanguinaires, la guillotine occultant les droits de l'homme et les intuitions fulgurantes de la Convention. Cet exemple est instructif, et il nous met en garde.
N'oublions pas, d'autre part, un autre aspect de la question, qui concerne le travail en marche : dans l'océan d'Internet, où tout circule, dans l'ordre du vrai comme du faux, les processus de validation des produits de la recherche par les autorités scientifiques et par les revues prennent désormais une importance essentielle. La production scientifique anglo-saxonne, déjà dominante dans une quantité de domaines, s'en trouvera forcément survalorisée, avec un avantage écrasant à l'anglais par rapport aux autres langues de culture, notamment européennes.
On dira qu'il ne s'agit pas en l'occurrence d'écrits complets, puisqu'ils ne sont pas, par définition, tombés dans le domaine public, seulement d'extraits protégeant auteurs et éditeurs. Mais justement : cette publicité sera forcément discriminante. Ajoutons que, sous l'apparence de la gratuité, l'internaute rétribuera en fait Google, en tant que consommateur, puisque l'entreprise vit à 99 % de publicité et que la démarche qu'elle annonce ne vise qu'à obtenir un retour sur investissement grâce à celle-ci. Les publicités en marge des pages et les liens privilégiés guideront vers des achats qui accentueront le déséquilibre.
Lorsque s'est posée, depuis la seconde guerre mondiale, du côté du cinéma puis de l'audiovisuel, la question de la riposte française à la domination américaine, vouée, si l'on n'avait pas réagi, à opprimer chez nous toute production originale, une première réaction a été de protectionnisme, selon un système de quotas, dans les salles puis à la télévision. Cela n'était pas illégitime et a été partiellement efficace. Mais, dans le cas qui nous occupe, cette stratégie se révèle, compte tenu de la nature de la Toile, impossible. Reste donc la seconde, qui a fait ses preuves sur nos divers écrans : celle de la contre-attaque, avec un soutien positif à la différence.
Dans cette affaire, la France et sa Bibliothèque nationale ont une responsabilité particulière envers le monde francophone. Mais aucune nation européenne n'est, on le sait, assez forte pour pouvoir assurer seule le sursaut nécessaire. Je serai, bien sûr, le dernier à négliger les efforts accomplis : la bibliothèque virtuelle développée par la Bibliothèque nationale de France (BNF) sous le nom de Gallica - qui propose déjà 80 000 ouvrages en ligne et 70 000 images, et qui va offrir bientôt la reproduction de grands journaux français depuis le XIXe siècle - est installée avec la gratitude de nombreux chercheurs et citoyens, et elle sert notre influence autour du monde ; mais elle ne vit que de subventions de l'Etat, forcément limitées, et de nos ressources propres, difficilement et vaillamment mobilisées. Notre dépense annuelle ne s'élève qu'à un millième de celle annoncée par Google. Le combat est par trop inégal.
Une autre politique s'impose. Et elle ne peut se déployer qu'à l'échelle de l'Europe. Une Europe décidée à n'être pas seulement un marché, mais un centre de culture rayonnante et d'influence politique sans pareille autour de la planète.
L'heure est donc à un appel solennel. Il revient aux responsables de l'Union, dans ses trois instances majeures, de réagir sans délai - car, très vite, la place étant prise, les habitudes installées, il sera trop tard pour bouger.
Un plan pluriannuel pourrait être défini et adopté dès cette année à Bruxelles. Un budget généreux devrait être assuré. C'est en avançant sur fonds publics que l'on garantira aux citoyens et aux chercheurs - pourvoyant aux dépenses nécessaires comme contribuables et non comme consommateurs - une protection contre les effets pervers d'une recherche de profit dissimulée derrière l'apparence d'un désintéressement.
C'est en rassemblant des initiatives d'Etat qu'on évitera que tous nos fonds d'archives photographiques soient rachetés par des entreprises américaines (Corbis, filiale de Microsoft, a déjà beaucoup avancé dans ce domaine). C'est en mobilisant les laboratoires spécialisés que l'on assurera le développement d'un moteur de recherche ainsi que d'outils logiciels qui soient les nôtres.
Partout on évoque, ces temps-ci, l'urgence d'une politique de recherche et d'une politique industrielle de long terme qui assurent, face aux diverses concurrences planétaires dont le dynamisme s'affirme si fort, un avenir à l'originalité de l'Europe : eh bien ! c'est exactement de cela qu'il s'agit, c'est ce défi qu'il nous revient d'affronter. Nous le pouvons, donc nous le devons.
Jean-Noël Jeanneney
Un autre article :
POINT DE VUE
La BNF chez Google ? Chiche, par Lucien X. Polastron
LE MONDE | 07.02.05 | 14h51
Depuis le 14 décembre, la planète des livres bruisse d'excitation et d'alarmes à la suite de l'accord de Google Incorporated, "dont la mission est d'organiser l'information du monde", avec cinq bibliothèques majeures (quatre américaines et une britannique), afin d'en mettre en ligne le contenu sous une forme non seulement lisible mais aussi utilisable par le chercheur.
Des dizaines de millions d'ouvrages du domaine public vont rejoindre dans un même effort, voire un même but, Google Print, qui offre des extraits et les informations bibliographiques des livres sous copyright.
La grande bibliothèque immatérielle est-elle une idée de génie ? Oui, puisqu'il s'agit de rapporter à de richissimes Californiens des montagnes de dollars grâce à un capital qu'ils acquièrent pour rien.
Ou, pour eux, presque rien : si numériser des milliards de page nécessite un processus dont les pionniers savent bien la lenteur et le coût désespérants, Google étant devenu magnat sans entraves depuis son introduction en bourse, une mise de cent millions de dollars ne peut bouleverser sa trésorerie.
On ignore encore - comme peut-être chez Google même - tous les détails techniques du projet, mais il semble bien qu'il débute par la production à grande échelle de scanners automatiques rapides, dont le robot Kirtas est sans doute un exemple. En un mot, l'affaire doit être menée rondement. Ce bienfait pour l'humanité ouvre brutalement la porte à toutes sortes de courants d'air. En voici une première collection.
L'intérêt intellectuel, lui, est immédiatement évident : le grand rêve que nous nous plaisons à prêter aux Ptolémée de la bibliothèque universelle et encyclopédique est en passe de se réaliser là sur votre table. Le travail de recherche universitaire et littéraire est réellement facilité grâce à l'indexation qu'offre le nouvel outil.
Mais la manutention des livres anciens peut les mettre en danger. L'automatiser à vive allure semble pire et l'incertitude vire à l'angoisse quand on considère les ouvrages sur papier devenu cassant, soit une large fraction des imprimés de 1850 à 1950.
Les envahisseurs de la Silicon Valley ont des intentions très éloignées de la diffusion gratuite de la lecture. Personne, d'abord, n'est capable de dévorer un livre à l'écran. L'accès au service aura comme préalable l'apparition d'annonces, en même temps qu'il ne sera autorisé qu'à des utilisateurs inscrits, c'est-à -dire répertoriés et monnayables, susceptibles d'être "informés" de multiples propositions.
L'affichage sera ensuite accompagné de liens utiles, telle la bibliothèque la plus proche où le livre en papier puisse être enfin lu - encore que nombre de conservateurs espèrent fortement et secrètement profiter de sa numérisation pour le retirer du circuit -, ou une bretelle vers eBay ou Amazon, afin d'en faire l'acquisition sans bouger, neuf ou d'occasion. Le procédé est exactement identique à celui de Google Print.
Question annexe : puisque offrir du contenu paraît si vital, Yahoo, MSN et autres vont-ils se lancer dans la même course ? Traiter avec d'autres archives ? Offrir les mêmes fonds et se livrer à une concurrence du genre "Découvrez Proust sur Yahoo et gagnez une Twingo !"
Devant tant d'inconnues, Harvard tient à préciser que l'opération portera sur 40 000 de ses 15 millions d'ouvrages, à titre de test. Dans un communiqué aux termes évasifs, l'affirmation de la confiance dans l'utilité de ce projet cache pas à quel point le maître du jeu est maintenant une instance inculte et incontrôlable : "A l'inverse des procédures classiques de numérisation que nous menions, basées sur une sélection extrêmement rigoureuse et livre par livre de ce qui méritait le processus, l'approche de Google constitue un travail en masse."
Oxford a plus d'allant, qui prédit qu'un million d'ouvrages de la bibliothèque Bodleian seront en ligne dans trois ans, à l'exception des ouvrages rares et précieux, exclusivité de ses propres services.
Même son de cloche - un carillonnement, à vrai dire - avec Paul LeClerc (New York Public Library) : "Voici, écrit-il, la solution possible d'un vieux problème : si les gens ne peuvent venir à nous, comment pouvons-nous aller vers eux ?"
Et John Wilkin (bibliothécaire de l'université du Michigan) d'enchérir : "Ce jour est celui où le monde a changé. Ce sera une perturbation parce que beaucoup y verront s'annoncer la mort des bibliothèques, mais c'est une initiative que nous devons prendre pour revitaliser la profession et lui donner un sens nouveau."
En attendant, voici que nous voyons apparaître la cocasse mention obligatoire : "No library books were harmed during the making of these digital copies" ("aucun livre de bibliothèque n'a été blessé pendant la réalisation de ces copies numériques.")
Dès les premières heures, le web bibliophile a forgé "omnigooglization" pour étiqueter l'événement, à prononcer peut-être omnigogolisation ? Autres observateurs narquois, une famille d'érudits indiens a dressé sur son blog une liste des gagnants/perdants.
A gauche, les bénéficiaires : les chercheurs, mais aussi le public des lecteurs non professionnels, les porteurs de parts Google, les pays du Tiers-monde et les avocats spécialisés dans les droits d'auteur.
Les perdants sont, bien sûr, les employés des bibliothèques et les éditeurs, le pesant Adobe, qui se fait carrément doubler, et les précurseurs comme Project Gutenberg, Questia, E-brary, etc.
A propos de tiers-monde, on remarque qu'il n'est nulle part question des grandes archives non anglophones. L'auteur de ces lignes a envoyé à l'attaché de presse du siège de Google Inc., Nathan Tyler, une courte demande à ce sujet, dès le 15 décembre, réitérée le 19 janvier. Elle est restée sans réaction à ce jour.
Etant considérables, ces fonds sont forcément désirables, mais à moins que des tractations secrètes aient avorté, ils ne sont pas désirés. La stratégie en cours paraît donc n'avoir que faire de la marginalisation des vieilles sphères culturelles et de l'éventuelle mutation de certains vecteurs de la pensée, comme le français, en langues régionales.
Le dinosaure aux pattes en l'air qu'est Tolbiac et autres sujets de préoccupations aidant, il aura fallu six semaines au représentant de la Bibliothèque nationale de France, la BNF, principale victime, pour s'émouvoir de manière publique (Le Monde daté 23-24 janvier 2005), sans toutefois mesurer l'étendue du tsunami annoncé : Google ne "défie" aucunement l'Europe, entité négligeable à ses yeux, comme le pense Jean-Michel Jeanneney, Google met la main sur le monde.
Il est donc à craindre que rien ne serve de sonner chez nos voisins et amis, en particulier l'Allemagne, où la dernière aventure d'Harry Potter, en attendant que sa traduction soit disponible, a fait, dans sa langue originale, l'anglais, un tabac !
Qui nous reste-t-il de respectable, culturellement, comme allié d'une éventuelle action européenne ? L'Espagne ? Mais il est assez prévisible que la deuxième série de bibliothèques convoitées par le marketing sera hispanique. Nous risquons donc nous retrouver bien seuls sur une galère ensablée.
Notre pays - c'est sa noblesse - a un faible et un savoir-faire indéniables pour le chic peu pratique. L'entreprise de numérisation Gallica, en particulier, est un fabuleux investissement pour montrer à l'écran des millions de coûteuses pages où une espèce de mesquinerie flaubertienne et policière appelée "mode image" vous interdit de travailler. Veuillez à cet effet adresser une demande de devis - compter deux semaines pour la réponse - pour la reproduction en photocopie A4 et l'envoi par la poste après règlement par chèque de la page désirée...
La "globalisation" de la bibliothèque était prévue et au moins annoncée - modestement - dans Livres en feu, histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, - ouvrage de l'auteur, Denoël, 2004 -, le seul flou étant l'identité de l'opérateur : on attendait Bill Gates, ce fut Larry Page. Que faire face à l'efficacité de cet impérialisme ? Réunir nos commensaux bruxellois pour lancer un appel solennel et réfléchir à des actions communes est ambitieux mais prendra une génération.
La nouvelle ressource se joue des frontières et des souverainetés ? C'est ce que la véritable connaissance a toujours fait. Pour cette seule raison, il est souhaitable que les contenus de la BNF - qui n'appartiennent plus à personne - profitent à tout prix et immédiatement de la gigantesque vague de la numérisation qui, malgré toutes les inquiétudes présentes et à venir, va mettre sous les yeux du monde en trois ans tout le savoir du monde. Nous devons en être.
Lucien X. Polastron est écrivain.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.02.05